« On dit parfois que la vie ne se mesure pas par le nombre de respirations prises mais par le nombre de moments qui vous ont coupé le souffle. »

Une odeur de tabac froid et de cuir flotte dans l'air. La blonde devant elle bouge dans tous les sens, libérant à chaque mouvement un parfum trop fort, qui pue le fric et la provocation. Après moults gestes inutiles et mimiques déplacées, elle s'asseoit brusquement sur son fauteuil de ministre, un peu kitch mais à sa place dans cette pièce étrange. Avec une moue bien étudiée, elle pose ses mains sur la table et déclare « À nous. ». Hope plisse les yeux. Elle n'aurait jamais du accepter de venir ici. Les murs sauvagement peints de couleurs criardes semblent se réduire de plus en plus, cherchant sûrement à l'étouffer, à la réduire en miettes pour mieux en balayer les cendres. Son coeur s'accélère. Ce serait bizarre de crever dans un cabinet de psy, non ?
« Alors, Hope.. ». La jeune fille relève la tête. « Tu as seize ans, ta mère est décédée et tes relations avec ton père sont assez conflictuelles, à ce que j'ai pu comprendre ? ». Quelle belle et délicate entrée en matière. Hope hoche la tête. Et puis, qu'est-ce qu'elle en a à foutre de sa vie, cette blondasse ? C'est pas elle qui va tout arranger en un claquement de doigt, non, c'est pas elle la solution miracle. De toutes façons, y'en a pas de solution, la vie c'est de la merde. Calme toi, Hope. Elle est payée pour entendre ton baratin. Elle inspire une grande bouffée de cet air corrompu. Tiens, une cigarette ne serait pas de refus. Avec un petit verre de vodka aussi, et.. « Pourquoi es-tu venue ici ? ». Oh merde, elle l'avait presque oublié, celle là. Hope lâche un long soupir. Calme, zen, souris et tiens toi droite, fais lui croire que tout va bien, qu'on en finisse. « C'mon père qui a insisté pour que j'vienne. » Quelques mots balancés d'une voix monocorde et maitrisée, sans failles : pas de colère, de peine ou de joie, juste une grande lassitude. « Je vais devoir te poser quelques questions, afin de mieux te cerner, et il va falloir que tu y répondes sérieusement et sincérement. D'accord ? ». Hope hoche doucement la tête. Arrêtez de la prendre pour une enfant, la vie ne l'a pas épargnée et elle peut être aussi adulte que vous. Mince. « Tu.. Tu te nourris convenablement ? Ton poids est inquiétant, tu sais. ». Bam, prends toi ça dans la gueule. Et bien, Hope, que peux-tu lui répondre ? C'est vrai, tu ne peux pas lui dire que tu ne supportes pas le bruit des couverts et des conversations; c'est vrai, tu ne peux pas lui dire, à elle, que tu fuis tout ce qui est humain, chaud, vivant. Que tu ne manges plus,parce que rien n'a de goût, ce ne sont que des pierres dans ton estomac, des chaines qui t'empêchent de vivre. Non, tu ne peux pas lui dire que tu as l'impression que ton coeur a arrêté de battre en même temps que celui de ta mère. Ta mère, ta chair et ton sang, ta douleur et ton espoir, Hope. « J-je.. J'aime pas trop la cuisine de mon père.. ». Faux. Comment pourrais-tu le savoir, d'abord ? Ça fait longtemps que tu n'y as plus touché. Et alors, où est passée ta grande gueule ? Elle est où la Hope anti conformiste, celle qui se rebelle contre tout et qui trouve toujours les mots, hein ? C'est quand même pas la jolie dame qui te destabilise, si ? Enfin, jolie... « Je vois. Depuis combien de temps êtes vous fâchés, avec ton père ? ». Le terme " fâchés " est un doux euphémisme. Non, ils évoluent comme deux inconnus, chacun de leur côté. Son père, c'est pas un père et c'est pas un homme, c'est rien de tout. C'est une tâche. « Depuis toujours. Il a prié ma mère d'avorter quand elle lui a appris sa grossesse. Mais c'était trop tard, et de toutes façons, elle ne l'aurait pas fait, j'en suis sûre. Du coup, il me répete tous les jours que je suis un accident. Depuis qu'elle n'est plus là, y'a plus personne qui m'attend à la sortie de l'école, plus personne pour préparer mes fêtes d'anniversaires, pour me dire que je suis belle et que mes dessins aussi, même si c'est des gribouillis. Non, y'a plus personne.. ». Elle se tait. Et bien, Hope ? Tu ne peux pas en dire plus ? T'es pas capable d'aligner trois mots sans avoir envie de chialer ? Regarde toi, les larmes aux yeux devant cette fille que tu ne connais même pas. On dit que quand les gens sont désespérés, ils parlent. Est-ce ton cas ? La blonde se racle la gorge. « Tu as envie de m'en dire plus.. ? ». Sa voix traduit une certaine impatience, comme une envie de se nourrir un peu de tous les malheurs de Hope. Parfois, l'espèce humaine fait preuve d'un voyeurisme assez inquiétant. Un silence mortel tombe sur la pièce. Les secondes défilent lentement, l'horloge mural egrenant des "tic, tac, tic, tac"  lanscinants. « Je vois. ». * Tu vois quoi ? Ça y est, je peux partir ? La séance est terminée ? *. « Il y a quelque chose que tu ne veux pas me dire ? Ne peux pas me dire, peut-être ? Ton père te bat, dis moi ? ». Et allez. Dès qu'une petite semble un peu perdue, c'est tout de suite les grands mots. Elle hausse les épaules. « Non. ». Non, son père ne la frappe pas. Lui, il préfère la blesser tous les jours un peu plus avec des insultes, des absences, il préfère la décourager, il préfère lui infliger une douleur morale plutôt que physique, car les peines du coeur sont toujours plus longues à cicatriser. Voilà pourquoi Hope est foireuse, pourquoi elle ne croit plus en rien, même pas en dieu. Car s'il existait, celui-là, il aurait eu le bon sens de ne pas la faire naître. Voilà pourquoi elle a peur des mots, pourquoi elle fuit toujours tout et qu'elle ne s'aime plus, ne se respecte plus. Oui, à force de lui repeter qu'elle ne ressemble à rien, que c'est une merde, et puis que c'est à cause d'elle tout ça, qu'elle est un cauchemar ambulant, ça finit par rentrer. « Il y a d'autres choses que tu voudrais me dire ? ». Hope plisse les yeux. Qu'est-ce qu'elle pourrait lui dire ? Lui parler de son enfance, quand elle jouait aux petites voitures, et puis son premier bisou, ses dessins avec un soleil qui sourit ? Peut-être que c'est ça qu'elle attend, qu'elle lui raconte les premières années de sa vie, les temps heureux, et qu'elle chiale en se rapellant que son seul souçi, c'était de savoir de quelle couleur elle allait colorier son gribouillage ? Oui, peut-être. Ses mains se crispent sur les accoudoirs de son fauteuil. Oui, Hope, ta vie ne ressemble pas à grand chose. Et alors ? Il est temps de la changer, tu ne penses pas ?