Il gelait dehors quand ma mère téléphona. Collée à la fenêtre, je touchait du bout des doigts les cristaux, de l'autre côté de la vitre. J'aurai aimé pouvoir les attraper et les laisser fondre sur ma langue mais je n'avais pas le droit de sortir. Maman allait appeler d'un moment à l'autre et il faudrait partir. J'avais déjà mon manteau sur le dos. Ne me restait plus qu'à enrouler mon écharpe et lacer mes chaussures. Grand mère était assise près du téléphone. Elle tricotait, attentive à la sonnerie. Et soudain ce fut la précipitation. Le téléphone sonna. Je couru pour décrocher. Je voulais être la première à parler avec ma mère. Je ne voulais pas que grand mère sache avant moi. "Tom, il s'appelle Tom." Je sautais de joie. C'est moi qui avait choisi le prénom. Tom pour un garçon, Lola pour une fille. j'aimais les prénoms courts et facile à dire. Grand mère fit une boucle à chacune de mes chaussures et nous roulions vers l'hôpital. J'avais un petit frère. J'étais pressée, si pressée de pouvoir le voir. Papa était resté toute la nuit avec maman et grand mère et moi nous n'avions pratiquement pas dormi, trop impatientes de l'arrivée d'un nouveau membre dans la famille.

Tom et moi nous étions en haut de l'escalier. Je serrai sa main dans la mienne. Il me regardait, plein de perplexité. A tout juste cinq ans il ne comprenait pas ce qui faisait crier nos parents. Moi si. Depuis plusieurs jours les disputes étaient incessantes. Mais cette fois c'était celle de trop. Jamais maman n'avait crié aussi fort et n'avait versé autant de larmes face à papa. Je savais que quelque chose n'allait pas. Tant de mes copines avaient des parents séparés. Jusqu'à présent nous avions été épargnés, mais je pressentais que bientôt, nous serions comme ces familles, déchirés. "Ne remets jamais les pieds ici, jamais. Ne t'approche plus d'eux. Vas t'en !" Je retenais les larmes de couler sur mes joues, pour Tom, pour pas qu'il n'ait peur. J'étais là pour lui, tout irai bien. Maman claqua la porte derrière lui. L'homme qu'elle avait épousé, celui en qui elle avait eu confiance et à qui elle avait confié sa vie l'avait trompée. Elle s'assit sur le sol, dos à la porte. Entre ses larmes elle nous remarqua et me fit signe d'approcher. Elle nous serra tous les trois. Nous étions unis à jamais dans la trahison et la peine. Ses larmes finirent par s'assécher. "Nous quittons Londres Emma, nous rentrons chez moi.". Chez elle c'était Newcastle. Quand grand mère était morte, maman n'avait pas pu vendre la maison, nous y passions les vacances. Je montais dans ma chambre, Tom sur les talons, et commençait à défaire tout ce que j'avais pu accrocher au mur. Maman voulait partir, je la suivrai où qu'elle aille, tant qu'elle pouvait se remettre de sa peine. La pluie tombait sur la capitale. Au loin Big Ben se dressait, sombre et fière, me toisant. Le monument m'avait toujours effrayé, chargé d'histoire et imposant et je le quittais enfin.

Le café était presque vide. Nous étions tout au plus une dizaine dans la vaste salle au décor moderne. Je n'aimais pas particulièrement le café qu'on y servait mais j'avais quelques minutes à tuer avant les cours, et rien dans le ventre. Tom était parti en voyage pour la semaine alors je trainais. Je n'aimais pas rester seule chez moi. Mon frère était presque tout le temps à la maison, de toute façon il ne manquait pas à maman, elle n'était jamais là, elle travaillait bien trop pour ça. Lundi matin seulement... encore une semaine sans Tom à la maison. Je laissais le sucre fondre dans le café noir et brûlant. "Excusez moi mademoiselle, j'ai laissé glisser mes clés à vos pieds." Je regardais sous ma chaise et ramassait un trousseau plein de clés. Une tour Eiffel miniature pendait. Ce petit clin d'œil à la France vint confirmé l'accent chantant avec lequel le jeune homme m'avait interpelée. Un accent à craquer. Je levais les yeux vers lui, tendant ses clés du bout des doigts. J'eus l'impression soudaine que le temps s'arrêtait. C'était la première fois que je rencontrais Jules. Des milliers d'autres fois allaient suivre.

Je me réveillais en sursaut, transpirante, dans le noir. Le souvenir de ce jour ne me lâchait pas. Je revoyais la scène toutes les nuits. Cette salle blanche et le médecin absent bien trop longtemps. J'étais seule, comme lâchée dans le vide avec la peur et l'anxiété. Et il était revenu : "Je suis désolé, il n'y a plus de bébé." Désolée, je l'étais aussi. Je n'avais cessée de l'être depuis six mois. Six mois que j'avais perdu mon enfant. Je me levai sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller Jules. Je m'adossai contre l'évier, dans la cuisine. La vaisselle tinta dans mon dos. Il avait encore tout laissé pour demain matin, par flemme le soir. Je haussai les épaules et m'asseyait sur une chaise en bois brute. Des larmes coulaient encore le long de mes joues. J'avais cru pouvoir m'en remettre, pouvoir oublier que j'avais perdu mon bébé. Mais je ne m'en étais toujours pas remise. Je n'essayais même plus de me battre contre la douleur de ce souvenir. Nous n'avions pas vraiment désiré cet enfant jusqu'à ce qu'il se pointe dans mon ventre. Nous n'en parlions pas et nous n'y pensions pas. Et pourtant il était venu. Je l'avais aimé dès que j'avais su. Jules et moi nous nous aimions, ce bébé serait heureux. Mais il n'y avait pas de bébé. Il devait naître cette semaine. Mes larmes redoublèrent.